Sous ce titre, l'an dernier, une metteur en scène, m'avait demandé de contribuer par une page de réflexion à ses projets de spectacle de la pièce d'Eugène Durif, "Croisements divagations", travail fait dans le cadre du programme franco-italien TERI, Traduction, édition et publication du théâtre francophone en Italie.
Ce que j'ai fait bien volontier, inspiré par cette photo trouvée dans Gallica et la lecture d'un article du Monde.
Je suis bien sûr pour la plus large utilisation des textes, à leur copier-coller, à condition qu'ils soient "autorisés", c'est à dire simplement, dans une logique de bien commun, que soit reconnue leur origine, justement pour pouvoir contribuer à ce bien d'une communauté d'auteurs... Or, comme ce texte circule anonyme, orphelin ou "approprié".... Comme dirait Molière, le Commandeur n'est pas l'Auteur...Don Juan tient à son statut!
Le Numérique, la Guerre, l’Intime
L’image numérique
dans « Croisements Divagations » d’Eugène Durif .
Le texte de Durif est proprement impossible à monter sur une scène de façon
traditionnelle : Pas d’unité ni de cohérence spatio-temporelle. Le parti
pris de cette mise en scène est dès
lors de privilégier totalement l’art numérique du vidéaste Eric Angels afin de s’affranchir de ces difficultés , même
de cette impossibilité des croisements des trois couples qui interviennent sur
scène.
Seule l’image , en ce qu’elle capte, mémorise, reproduit à
l’infini, projette sur d’autres espaces que l’image d’origine, seule l’image et
son traitement numérique, ses focales diverses , parviennent à donner une
cohérence que le texte d’emblée s’est
interdit, a voulu masquer. Plusieurs
des textes présentés ici traitent de la guerre.
L’image est image-mouvement (Deleuze) à partir de laquelle
vont se déplacer , se situer les acteurs dans leurs divagations. Elle est aussi
image –temps de ces personnages qui divaguent aussi dans leur mémoire, qui sont
perdus dans leur repères de souvenirs,
dans leur impossibilité de projeter un futur. Aussi l’image. Par ce qu’elle
réussit à garder, à transformer au plus près des corps , est ce sur quoi se
fixe une projection du spectateur. Elle est ce qui l’accapare totalement, les
personnages et leur voix réelle étant une sorte de ballet incohérent comme les
sont les prisonniers de la caverne de Platon, où seules les ombres apparaissent
vraies.
Mais cette pièce est aussi toute entière sur l’impossibilité
de dire la violence, sur l’interdiction totale de la banaliser dans une
monstration, un « donné-à-voir » commun.
Le parti pris est
ici, avec le numérique, d’anticiper sur ce que seront les guerres à venir, sur
l’inhumanité nouvelle radicale que le numérique apportera à la violence, et que
ce texte énigmatique de Durif permet de construire. Sur l’inhumanité
qu’il y a déjà à numériser les corps, à les disloquer discrètement par le
calcul du logiciel.
La guerre, non pas la mise en scène ou l’évocation directe
des actes de la guerre ou des histoires de bataille, comme le fait le cinéma de
guerre. Mais la recherche de l’expression de ce qui ferait l’essence cachée du
conflit, de la violence, en cela que cette essence ne pourrait être représentée,
évoquée ou même être dite si elle ne l’était, nommément, par la vie
particulière de personnages.
En même temps, ce théâtre contemporain, et pas seulement
chez Durif, n’en continue pas moins d’explorer des singularités, des
multiplicités, à travers des personnages qui ne se réduisent jamais aux schémas
hérités et convenus des « leçons de l’Histoire »
La scène serait alors le lieu interdit, ici et maintenant,
où la guerre serait crainte, remémorée, par autant de détours, de distances que
de fuites, comme un chemin d’exil, de dévastation, de vide et d’anéantissement.
Les personnages parcourent la scène comme Ajac dans Pluie de cendres (de L. Gaudé) rôde dans les ruines, autour d’un
trou noir, sentant la mort et cherchant à l’éviter à tout prix.
Dans Tonkin Alger,
Eugène Durif fait tourner et s’échanger les couples, comme autour d’un parquet
de bal, où les dialogues, les amitiés, les départs imminents, évoquent
allusivement, pudiquement, ou au contraire explicitement, l’intervention
française en d’Algérie, la torture : Des mots qui la refusent, la
soutiennent, la justifient, la condamnent, comme pour en faire transpirer
l’odeur morbide.
Dans Les Sacrifiées
de Laurent Gaudé, trois générations de femmes algériennes, pendant la guerre
d’indépendance puis, jusqu’à la guerre civile, la terreur islamiste et les
banlieues, transmettent la malédiction comme une filiation, pour qu’un jour
peut-être apparaisse le bonheur et la liberté des femmes.
Par ce théâtre, l’intimité
des êtres est ce qui garde en mémoire vivante ce qui justement a été ou est
encore puissance d’anéantissement.
De fait le théâtre fait sentir la guerre, comme fait global
par ses aspects les plus intimes, locaux, liés à des personnages qui ont des
noms, un corps, un lieu, un visage, une grimace.
Et là les corps des acteurs peuvent seuls transmettre cette
peur, ce dégoût, ces divergences politiques grosses de toutes les démissions,
de toutes les abjections . Seuls les sons physiques des mots, des voix et des
cris peuvent trahir cette terreur invisible, cet excès infini au-delà de la
mort, qui défini la mort :
« Elle nous a alignés les uns à côté des autres
Et elle nous a tués.
J’ai cru que c’était fini, Mais je me suis trompé.
Cela ne lui suffisait pas « Cendres sur les mains Laurent Gaudé
« J’ai l’âge des déjà morts. Des enterrés nus. Moi qui
suis là et qui n’y suis déjà plus » A
tous ceux qui Noelle Renaude
« Ceux qui reviennent d’entre les morts parlent juste
et droit. Pourquoi personne ne peut plus les entendre ? » Meurtres
hors champ Eugène Durif
Le théâtre des
opérations
De ce point de vue, la scène théâtrale serait le lieu où discriminer, invalider,
les représentations de la guerre que la presse et les médias ne cessent de nous
asséner, pour nous persuader de l’objectivité de l’horreur, au lieu qu’ils ne
font ainsi que nous en banaliser l’image bien ou mal cadrée, nous en
« reporter » l’apparence pour nous en généraliser abusivement le
sens. L’essence de la guerre est d’être mystère, le théâtre est là pour parler
de l’histoire impossible du désastre, par le biais de ceux qui en réchappent,
désertent, n’y sont pas encore où sont les pauvres émissaires de messages, de
désertions, de victimes, de réfugiés ou de faux héros, sont sacrifiés ou marqués à jamais …
On le voit avec Les
cendres sur les mains et Pluie de
cendres de Laurent Gaudé où nous sommes aussi bien en Tchètchènie qu’en
Palestine, ou Les Guerriers de
Philippe Minyana
Ce théâtre sera de plus en plus nécessaire, de plus en plus
contemporain. La guerre est en passe de devenir un système généralisé, numérisé
où chaque fantassin, unité, division, appareil va devenir un capteur
directement relié au réseau ; inversement, l’ensemble de la hiérarchie de
« commandement » sera nourrie en temps réel de ses innombrables
« informations » du terrain et de la mort. Comme le montre l’article
de Laurent Zechini « La
révolution de l'espace de bataille » (Le Monde du 09.05.05). «
La guerre en réseaux, le Network Centric Warfare, que les Français traduisent
par "combat
infocentré" , fait apparaître un nouveau type de combattants, les "guerriers
de l'information" (les Knowledge Warriors) » . Les
américains ont donné au Global Information Grid (GIG, "réseau global
d'information") un surnom : "God's eye view" ("la vision de
l'œil de Dieu"). La relation entre la vision globale, le sens de
l’histoire, et le personnage singulier, local, devient une boucle infernale.
Les sociétés civiles deviennent des cibles collatérales dont le centre est
partout et la circonférence nulle part. La guerre devient un terrorisme
d’une totale ubiquité, comme les prisons de Guantanamo sont impossibles à
définir.
La « déshumanisation » de la guerre est de fait
une performance accrue de la violence et de la douleur, totalement évacuée des
médias, en même temps qu’entretenue par eux, par leur digitalisation.
Le texte contemporain , avec cette pièce d’Eugène Durif, Croisements Divagations nécessite cette
mise en scène du numérique, de l’image mémorisée, gardée, traitée, re-projetée,
disloquant le temps et l’espace, pour mieux permettre aux êtres, vivants, sur
scène, de « passer à
l’acte », totalement mus par des choix irréversibles, partisans, sur le
plateau.
Face à la guerre moderne en train d’advenir le théâtre
contemporain persiste à dire que la douleur et l’incompréhension restent
inscrites dans des corps, des sexes, des espoirs, des enfants, des femmes ou
des vieillards, c’est-à-dire des êtres.
PS. Le vidéaste numérique Eric Engels avait fait, Salla Uno, à Rome, dans le cadre de ce spectacle, une remarquable création d'intervention d'images numérisées. La pièce Incroci Derive a été publiée également en italien à cette occasion par Luca Sossella Editore, Roma, traduction d'Anna D'Elia.
La photographie en-tête est tirée du Fonds
photographique de la BNF, GALLICA, Geiser, 1892 Algérie.
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